lundi 16 février 2009

COMMENT SE NOMMAIT-ON AUTREFOIS? - par Jean-Luc Alberti

Voici une question pas si anodine que cela. Car si aujourd’hui l’ordre public a imposé à chaque individu un état civil tel qu’il apparaît sur la carte d’identité avec, au côté de la photo, son nom de famille (transmis jusqu’à présent par le père) et un ou plusieurs prénoms, la mention de son sexe, la date et le lieu de sa naissance, il en était tout autrement autrefois en Corse pour la plupart des gens. Ainsi dans les années 1700 à Lumio, un individu sur deux n’avait pas de nom patronymique. En vérité, ce défaut n’avait qu’une importance toute relative. Dans la vie de tous les jours on continuait à faire appel à un autre système importé par les Francs (VIIIe-IXe siècles) qui utilisait traditionnellement les prénoms et les surnoms, ancêtres de la plupart de nos noms de famille, lesquels commencent à s’installer à partir du XIIème siècle dans les classes les plus aisées.
Dans les actes officiels, (recensements, listes nominatives...), en l’absence de nom patronymique, on inscrivait le prénom de baptême de la personne, suivi ou pas de celui de son père ou de sa mère : « Matteo di Felice », « Mimina di Geronima ». Pour les étrangers au village, le nom du village ou de la région d’origine suivait généralement: « Orsu di Niolu » ou « Lola di Calasima ». Cette pratique perdurera à l’écrit jusque dans les années 1880, et, à l’oral, jusqu’à présent.
En vérité le prénom remplissait une fonction différente de celle qu’il a dans nos sociétés contemporaines, une fonction double, ambiguë, à la fois nom propre d’un individu mais aussi marqueur symbolique d’une famille. Car chaque famille utilisait un ensemble de prénoms qui lui était propre en suivant une règle intangible : le premier enfant prend le prénom du grand-père paternel, le deuxième celui de la grand-mère maternelle, le troisième celui de la grand-mère paternelle, le quatrième celui du grand-père maternel.
Ainsi dans ce système, non seulement le prénom n’était pas réellement propre à une personne, mais associé à ceux de ses frères et sœurs, cousins et cousines, il renvoyait à sa famille et inscrivait un individu dans un lignage. (Que de cas de quasi-homonymies rencontrés dans la confection d’arbres généalogiques en Corse où au bout d’un moment on ne sait plus qui est qui et à quelle époque on se trouve! Des lignées dans un temps immobile, en quelque sorte. Mais surtout des marqueurs d’une société organisée suivant un ordre immuable.)
Ce faisant, un prénom pris dans une liste de prénoms amenait, presque sans risque d’erreur, à une famille alors que, paradoxalement, associé à un patronyme il pouvait désigner plusieurs cousins d’une même génération, ou des ancêtres communs.


Dans l’usage social ordinaire, à l’oral, on se référait, hors de la présence de l’individu en question, à son surnom personnel Dans cette société agro-pastorale, sensible aux traits physiques mais aussi encline aux joutes orales et à la facétie, le surnom était plus ou moins bien choisi. L’un était « Gallone », le gros coq, et l’autre « Domenicacciu », Dominique le mauvais ou le « fada » comme on dirait en Provence.

Le surnom de famille dénotait aussi un trait physique ou une qualité : « Falcone » par exemple, le rapace diurne à la vue perçante prêt à fondre sur sa proie. Il pouvait qualifier un individu qui avait un nom patronymique ou pas. Comme ce dernier, il était précédé du prénom de la personne : «Santu» était « Santu Falcone ». Mais ce surnom avait une autre fonction plus importante. Il était utilisé pour désigner ses enfants, « i Falcunaghj » et sa maison « A Casa Falcunaghja ». Associé au prénom, il sera transmis à son petit fils aîné, nommé comme lui, « Santu Falcone ». Son fils, en revanche, prénommé suivant la règle, verra son prénom suivi de « di + surnom », par exemple, «Paulo di Falcone».
Ainsi, le porteur du surnom de lignée incarnera par-delà les générations l’unité du groupe familial tout entier face aux intérêts des différents groupes, à l’intérieur ou à l’extérieur de la communauté villageoise, ou encore, de ceux, qui pouraient être particuliers, chez ses frères et cousins. Il sera le chef de sa lignée, le garant en quelque sorte de l’image sociale et symbolique que la communauté lui associe. Cet usage qui structurait si fortement le mode de fonctionnement de la société traditionnelle corse, en privilégiant les lignées et en donnant son assise au clanisme et au clientélisme, a disparu avec elle dans les années cinquante, même si elle a laissé des traces dans les mentalités encore aujourd’hui
Le recueil des surnoms personnels ou de famille utilisés au village, dans cette société de l’oralité, et dont il ne reste aucune trace écrite, pourrait faire l’objet d’un chantier collectif fort utile à verser au patrimoine collectif du village.

Les notables, qui ont été les premiers à porter un nom patronymique, étaient désignés, non par le leur - la personne était suffisamment connue pour qu’il ne pût y avoir équivoque- mais par leur prénom, précédé par un marqueur propre : « Sgio Marcantò » ou « a Signora Maria ». Les personnes âgées étaient plus « démocratiquement » qualifiées de « oncle » ou « tante », « Ziu Pè », « Zia Rò, « Oncle Pierre » et « Tante Rose ».

Comparé au surnom de lignée, le nom patronymique est moins prégnant mais il faut avoir conscience que tous deux induisent une façon de voir particulière subordonnant l’individu à la famille et à la lignée patrilinéaire. L’arbre généalogique des familles de « sgios » est en ceci exemplaire : les branches collatérales n’y figurent pas et les filles sont aussi « oubliées ». Enfin, notons que si l’Eglise appelle ses ouailles par leur prénom de baptème, les registres paroissiaux ne se distinguent pas dans leur conception de ceux de l’Etat Civil qui assoit l’ordre social et familial.

Le relevé des patronymes est une chose mais leur quantification, insidieusement, pourrait amener la tentation à vouloir les classer suivant leur nombre, et à déduire mécaniquement de celui-ci une plus grande légitimité, préséance ou notoriété pour un lignage, une famille ou un individu, confondant ainsi quantité et qualité. Mais, a contrario, il informe utilement aussi. Aussi avons-nous conservé un strict ordre alphabétique.
A des fins de lisibilité et de gain de place cependant, nous avons extrait de la liste complète les patronymes utilisés de 1 à 4 fois, notés dans un tableau avec les années de naissance. Les autres sont présentés par table décennale sur 24 colonnes, avec le nombre total d’occurrences sur cette période ainsi que le nombre d’occurrences par table décennale pour marquer les temps et les durées de présence du patronyme.

Confectionnés à partir d’un relevé de données, acte par acte, des registres de naissance de l’Etat Civil (sauf pour la période allant de 1736 à 1802 où j’ai utilisé des tables décennales déjà prêtes) et présentés par décennie de 03 à 12, 13 à 22 etc, les tableaux présentés couvrent 236 ans de la vie du village au cours de laquelle 5228 naissances ont été enregistrées sous 230 patronymes différents, utilisés chacun entre une et 530 fois.

Les registres paroissiaux ont permis l’élaboration des listes de naissances, de mariages et de décès, pour la période allant de 1736 à 1801. La comparaison entre ceux-ci et les registres d’Etat Civil montrent des différences parfois importantes (cf tableau ) dont nous n’avons pas tenu compte dans cette étude où je n’ai utilisé que ces derniers à partir de 1801.



Au début la graphie y est parfois défectueuse ou incertaine, la transcription de l’oral à l’écrit n’étant pas facile à des prêtres ou des secrétaires de mairie qui maîtrisaient souvent mal le latin d’église, le toscan ou le français, langues dans lesquelles ils durent tour à tour traduire l’idiome corse uniquement parlé (Le premier acte d’état civil rédigé en français date du 1er janvier 1844 pour la Commune de Lumio, et du 17 Novembre 1843 pour la Commune d’Occi, sous la signature de Giudicelli Pierre Paul, son nouveau maire).
A ces problèmes linguistiques s’ajoutent ceux provenant de la qualité du papier, de l’encre, du graphisme changeant...En ce qui concerne les noms patronymiques utilsés à Lumio, notons les variantes suivantes dont certaines se sont fixées alors que d’autres se sont unifiées : par simplification nous les avons comptabilisés ensemble.
- Judicelli (jusqu’en 1763), remplacé par Giudicelli ; apparition de Guidicelli en 1854, puis incertitude entre les deux, le « i » étant souvent mal situé graphiquement, d’où un doublet dont nous n’avons pas tenu compte ;
- Justiniani (jusqu’en 1764) remplacé par Giustiniani ;
- Jacobi (jusqu’en 1749) remplacé par Giacobbi ;
- Ciaccaldi, (jusqu’en 1795) remplacé par Ceccaldi ;
- Alberti, Aliberti ;
- Luerini,Lucerini,Loverini ;
- Genuini et Genovini qui cohabitent ;
- Cuneo,Cunio,Cuni, les formes toscanes et piémontaises, cette dernière écrite aussi Cunj ;
- comme Valeri et Valerj ;
- Manuelli, Manovelli, Emmanuelli ;
- le prénom Luiggi placé par erreur devant le patronyme fait descendance, Padovani Luiggi devient Luiggi Paduano

Le même travail a été effectué sur Occi, rattaché à Lumio en 1852, dont nous ne possédons les données que pour les années allant de 1813 à 1851. 68 naissances.y sont notées, utilisant 18 patronymes.



Patronymes avec moins de 5 occurrences (les années sont celles des tables décennales)

Les patronymes de Lumio

Avant de vous laisser vous plonger dans le tableau, voici quelques observations et pistes de recherche :
- 236 noms patronymiques ont été utilisés de 1736 à 1972 ;
- un même patronyme peut désigner des familles non apparentées ;
- des patronymes, de familles différentes, réapparaissent
- le nombre total des occurrences et la durée des occurrences dans le temps sont deux choses différentes
- en tout 24 colonnes, dont la première qui ne fait pas 10 ans et les deux dernières qui appartiennent à « la Corse non traditionnelle » ;
- quelques patronymes sont présents un maximum de décennies,
- les patronymes ont « des durées de vie ».

Une prochaine étude concernera les prénoms utilisés.




1 commentaire:

  1. Article très intéressant. C'est étonnant de savoir qua l'époque on utilisait des systèmes de nommage pour les humains (le premier enfant prend le prénom du grand-père paternel, le deuxième celui de la grand-mère maternelle, etc...).
    Ce genre de système n'est utilise aujourd’hui que pour les animaux, comme en atteste ma page sur le nommage des chiens:
    Nommage des chiens

    RépondreSupprimer